Lieu Commun n° CXXXV « La santé avant tout »
« Eh quoi ! même avant l’argent ? – Oui, mon enfant, avant tout, absolument. Ménage ta viande, c’est ce que tu as de plus précieux et ça ne se remplace pas. Fais-la durer le plus possible, en jouissant de ton mieux. Il faut ce qu’il faut et la vie est courte. Les curés ont beau parler de la vie éternelle, crois-en ma vieille expérience, il vaut mieux tenir que courir et il est plus agréable de payer la cuisinière que le pharmacien ? Pour ce qui est de l’argent, il n’est pas perdu parce qu’on se soigne, au contraire. Il y a des moments où il faut savoir le laisser dormir. On ne se rattrape que mieux sur la clientèle.
Napoléon disait que la santé est indispensable à un général. Eh bien ! qu’est ce que le commerce, veux tu me le dire, s’il n’est pas la guerre ? Toute personne qui met le pied dans notre boutique est un ennemi. « Le client, voilà l’ennemi ! » a dit Gambetta, ne l’oublie jamais mon fils.
Le vrai commerce, le commerce bien compris, celui qui mène à la fortune et aux honneurs, consiste à vendre vingt francs ce qui a coûté cinquante centimes, comme font chaque jour les apothicaires les plus honorables. Il est vrai que cela leur est facile, puisque leur marchandise échappe au contrôle du vulgaire. Pourtant, c’est l’idéal.
Tu sais aussi bien que moi que, dans tout ce qui regarde l’alimentation, par exemple, la première chose à apprendre, l’abc du métier, c’est de ne servir que des saletés, en ayant soin, ai-je besoin de le dire ?, de toujours peser dans le coin le plus obscur, avec une extrême rapidité de mouvements, en sorte que le client n’ait absolument pas ce qu’il achète, ni comme quantité, ni comme qualité.
J’ai travaillé autrefois chez le célèbre Gibier, de la maison Caverne et Gibier, qu’on regarde généralement comme le Masséna ou le Cambronne de l’épicerie. Je me rappellerai toute ma vie la physionomie vraiment héroïque et l’austère simplicité de ce grand vieillard, lorsqu’il nous disait : « Apprenez, mes amis, que je n’ai jamais vendu que de la merde ! et toujours à faux poids, surtout aux pauvres qui n’ont pas de balances chez eux. Pour ce qui est de la monnaie, je peux me rendre à moi-même ce témoignage que j’ai toujours su faire passer les mauvaises pièces. Il m’est arrivé, dans les coups de feu, de faufiler jusqu’à des boutons de culotte. Mais il faut de la santé pour ça, une santé de fer, car il faut être continuellement sur la brèche et ne jamais prendre un jour de repos ni mépriser les plus légers gains, eût-on attrapé cinquante millions. »
Méditer ces hautes paroles, mon cher enfant, et, encore une fois, soigne ta carcasse. La santé avant tout. »
Voici un des lieux communs que Léon Bloy décrypte de manière brillante. Son Exégèse est une œuvre fameuse où il vise à obtenir enfin et définitivement le mutisme du Bourgeois (cet homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit).
C’est savoureux, cela n’a pas pris une ride même si cela a 107 ans…
Mais je ne suis peut-être pas objectif, vous le savez bien, j’ai toujours eu un faible pour Léon.
Léon Bloy, Exégèse des Lieux Communs