Jonathan Littell raconte dans son roman la confession de Max Aue, passionné de musique de littérature, homosexuel et ancien inspecteur du bon déroulement des exterminations nazies sur le front de l’Est pendant la dernière guerre.
Le passage suivant des Bienveillantes de Jonathan Lidell (pp 174 et 175) m’a plongé dans une grande perplexité :
« …Sur le côté, trois vieilles kolkhoziennes, assises sur des caisses, attendaient de vendre quelques pauvres légumes fripés; sur la place, au pied du monument bolchévique à la libération de Kharkov (celle de 1919), une demi-douzaine d’enfants jouaient malgré le froid avec une balle en chiffons. Quelques-uns de nos Orpo traînaient un peu plus bas. Hanika se tenait à l’angle, près de l’Opel dont le chauffeur laissait tourner le moteur. Hanika semblait pâle, renfermé ; mes éclats récents l’avaient ébranlé ; moi aussi, il me tapait sur les nerfs. Un autre enfant déboula d’une ruelle et galopa vers la place. Il tenait quelque chose à la main. Arrivé à la hauteur de Hanika, il explosa. La détonation souffla les vitres de l’Opel, j’entendis distinctement le verre sur le pavé. Les Orpo, pris de panique, se mirent à tirer en rafales sur les enfants qui jouaient. Les vieilles hurlaient, la balle de chiffons se désagrégea dans le sang. Je courus vers Hanika : il était agenouillé dans la neige et se tenait le ventre. La peau de son visage, piquée d’acné, était d’une pâleur effroyable, avant que je ne l’atteigne, sa tête bascula en arrière et ses yeux bleus, je le vis nettement, se confondirent avec le bleu du ciel. Le ciel effaça ses yeux. Puis il s’effondra de côté. Le gamin était mort, le bras arraché ; sur place, les policiers, choqués, s’approchaient des enfants morts que les kolkhoziennes secouaient en poussant des cris stridents…. »
Ici, l’auteur, décrit ce qui ressemble à s’y méprendre à un attentat suicide commis par un enfant (vraisemblablement ukrainien) en janvier 1942. Bien qu’il ne s’agisse que d’un petit épisode de quelques lignes, noyé dans la masse d’atrocités (et de crimes perpétrés par les nazis) décrites tout au long de l’ouvrage « Les Bienveillantes », j’aimerais m’y attarder quelques instants. Revenons à la scène décrite plus haut : l’enfant se dirige vers la voiture allemande (clairement identifiable) près de laquelle un ordonnance allemand (Hanika) attend son officier (Max Aue, le narrateur). Le gamin porte un engin explosif à la main et se fait sauter à la hauteur de la voiture – tuant le gamin et Hanika. Le bras arraché de l’enfant indique bien qu’il portait la bombe.
Les premières actions suicides ont été mises en place par les japonais à la fin octobre 1944 pour lutter contre les troupes américaines. Les pilotes kamikazes utilisaient leurs avions chargés d’explosifs pour couler des navires de guerre américains. Bien qu’elles aient eu un impact psychologique important sur le moral des troupes américaines, les résultats militaires ont été très décevants. Même dans une nation fanatisée par la junte militaire et au sens de l’honneur démesuré, les autorités de l’époque n’ont réussi à mobiliser que quelques centaines d’hommes pour ce type de mission. L’expérience japonaise reste cependant une exception dans la catégorie des actions suicides, car dans ce cas il s’agissait d’une initiative destinées à toucher des objectifs militaires et mise en place « légitimement » par un gouvernement établi.
La majorité des actions suicides sont le fait de groupes militaires ou paramilitaires dans le but de déstabiliser des institutions considérées comme ennemies. Les Tigres Tamouls furent les premiers dans les années 80 a avoir recours à ce type d’attentats. Ces pratiques se sont ensuite répandu au Moyen-Orient (Liban, Israël, Irak) et sont actuellement une des méthodes favorites d’action d’Al Quaïda. Les auteurs de ces attentats sont quasi exclusivement des adolescents ou de jeunes hommes adultes fanatisés et conditionnés à la fois religieusement et politiquement pendant de long mois avant l’attentat.
Durant la seconde mondiale, le commando tchèque qui a commis l’attentat contre Heydrich à Prague savait qu’il avait très peu de chances d’en réchapper. Sur le moment même oui, mais pas à long terme suite à la formidable chasse à l’homme qui ne manquerait pas d’avoir lieu – et qui s’est produite effectivement par la capture des auteurs, suivie d’un cortège de représailles inouïes contre la population civile tchèque en général et le village de Lidice en particulier.
Bref, je m’interroge sur la probabilité de la situation décrite dans « Les Bienveillantes »: un gamin (identique à ceux qui jouent à la balle sur la petite place du marché, devant de vieilles personnes qui pourraient être leurs grands-mères), qui va se faire sauter à proximité d’une voiture allemande. L’auteur précise que ces gamins n’étaient pas des juifs mais bien des Ukrainiens. Pourquoi des Ukrainiens qui venaient pour la plupart de subir le joug et les exactions russes (et soviétiques), vivant dans une misère noire depuis des siècles, faiblement instruits et peu fanatisés (et qui pour certains laissaient au nouvel occupant allemand le bénéfice du doute), iraient monter des opérations suicides ? Staline, face aux défaites successives pendant les deux premières années de l’invasion n’a réussi à résister et à garder la cohésion de l’Union Soviétique qu’en transformant le conflit en une « grande guerre patriotique », mettant l’idéologie communiste au placard jusqu’à la victoire de 1945. De plus, l’épisode décrit n’intervient qu’en janvier 1942 soit quelques mois seulement après la chute de la ville (Kharkov a été conquise par les allemands en fin octobre 1941) – il n’y a pas donc pas encore de résistance organisée… Cette partie du récit n’a donc peu voire aucun fondement historique. S’agit-il donc uniquement d’un élément participant à la construction dramatique du récit ou alors s’agit-il d’autre chose ?
Avant de développer ce point, je dois préciser que le livre est volumineux (894 pages) et très bien documenté (il comporte notamment un glossaire de 6 pages sur les termes militaires et très nombreuses abréviations utilisées tout au long de l’œuvre). J’y vois pour ma part un moyen de renforcer l’adhésion du lecteur à la théorie de l’auteur, qui, en nous faisant revivre les horreurs de la seconde guerre mondiale du côté du bourreau veut étendre son propos à une analyse de notre histoire contemporaine. En résumant grossièrement (tout résumé ne l’est il pas ?) « Finalement, rien de nouveau sous le soleil, peu importe le lieu et l’époque, l’homme finit toujours pas retomber dans les mêmes ornières ». Le fonctionnaire des Nations Unies qui fait appliquer un embargo économique à une nation n’est il pas tout aussi coupable que celui qui participe à des frappes aériennes pour lutter contre le terrorisme ? Ne sommes-nous pas tous des Max Aue modernes ? Le propos de ce billet n’est pas d’y répondre, je pense qu’il n’existe pas de réponses simples à des problèmes complexes. Je pense que, malgré le temps qui nous sépare des ces dramatiques événements et de ces abominations, il est dangereux de se servir de l’histoire et de la travestir même pour justifier une cause juste et noble. A l’heure actuelle et malgré le recul du temps et l’avancée de nos connaissances, il est bien difficile de comprendre réellement ce qui s’est passé à cette époque. La nôtre n’est pas forcément plus pure et meilleure et en cela Litell a raison. Je rejoint « Le Point » de cette semaine qui , en citant cet ouvrage dans sa liste des vingt meilleurs livres de l’année, parle du « débat polémique qui pointe derrière cette œuvre démesurée livrée par un jeune juif américain écrivant en français. Si l’ensemble souffre d’une documentation parfois mal digérée, on salue le souffle et l’ambition inhabituels du prix Goncourt 2006 ». Il ne faut bien sûr pas non plus se méprendre et Jonathan Littell a pris la précaution de préciser « roman » en dessous du titre de l’ouvrage. Dan Browne (du Da Vinci Code) l’avait fait aussi… mais commençait directement à manipuler le lecteur dès le premier très court chapitre « les faits » avant le prologue du Da Vinci Code ; « La société secrète du Prieuré de Sion a été fondée en 1099, après la première croisade…Toutes les descriptions de monuments, d’œuvre d’art, de documents et de rituels secrets évoqués sont avérés. ». La portée des deux ouvrages (Les bienveillantes et le Da Vinci Code) n’est pas comparable, mais elle intéressante dans le sens où ce sont toutes des deux des œuvres qui connaissent un succès retentissant (plusieurs centaines de milliers d’exemplaires vendus pour chacun de ces deux romans) auprès du grand public et qui s’attachent, à leurs manières d’examiner nos racines.
Jonathan Littel, Les Bienveillantes